Avec ses petites surprises et ses grandes révolutions, les symphonies de Beethoven sont un cadeau fait aux hommes autant qu’aux orchestres. Aujourd’hui encore, c’est dans la fréquentation régulière de ces neuf-là que se soudent les formations du monde entier. Forger un son ensemble, éprouver les liens collectifs (et, pourquoi pas ? la qualité du chef qui les conduit) : plus de deux cents ans après leur création, les enjeux et les défis du texte beethovénien ont finalement peu évolué. Car si les orchestres actuels sont (a priori) mieux préparés aux difficultés d’exécution que ne l’étaient les premiers interprètes au XIXe siècle, les exigences imposées par la lettre beethovénienne n’ont pas bougé : la mise en place, la clarté et la cohésion des pupitres, le juste équilibre des forces en présence comptent toujours parmi les piliers de l’interprétation de ces œuvres.
Pour tous les orchestres (si qualifiés soient-ils), l’exercice n’est pourtant pas simple. Sans doute faut-il d’ailleurs y voir l’une des raisons pour lesquelles Philippe Jordan a choisi de relever ce défi avec une formation lyrique sensiblement moins habituée à ce répertoire – encore que les harmonies de Fidelio ne soient jamais très loin. Pour le premier volet de cette intégrale inédite, l’Orchestre national de l’Opéra de Paris mettait à son programme la Deuxième et la Septième des neuf symphonies – un choix on ne peut plus logique puisqu’il invitait à passer de la tonalité de ré majeur à sa dominante, à l’intervalle de quinte supérieur, en la majeur. Entre les œuvres, dix années fécondes de création, plus d’une cinquantaine de nouveaux opus au catalogue du compositeur et une catastrophe intime : l’accomplissement du drame de la surdité.
1802 est l’année de la composition de la Deuxième symphonie. Elle est aussi celle de l’écriture du Testament d’Heiligenstadt où Beethoven confesse l’infirmité qui va progressivement le couper des hommes. Ce mal irrémédiable, l’opus 36 se fera fort de l’oublier en quatre mouvements où les innovations et les hardiesses musicales, pourtant bien présentes, n’apparaissent pas aussi nettement que la dissonance inaugurale de la Première symphonie où l’introduction lapidaire de l’« Eroica ». Pourtant, avec ses syncopes obstinées, ses fulgurantes guirlandes de doubles croches lancées aux premiers violons, son épisode fugué résolu sur un troublant accord d’ut majeur, le seul Allegro con brio initial dément toute allégeance réductrice au style haydnien… ce qu’on a finalement peine à croire quand son exécution mesure les risques au lieu de les prendre et désamorce les tensions quand elle devrait les faire ressortir.
Quand la flûte (et toute la petite harmonie dans son sillage) semble se contenter d’ornementer paisiblement plutôt que de créer l’attente qui mènera au premier thème, quand les attaques des premiers violons donnent l’impression de confondre fortissimo et pesante, on en vient même à se dire que cette Deuxième symphonie ne porte pas ses 212 ans aussi bien qu’on pourrait l’espérer. Le doute s’intensifie au cours du second volet avec les dialogues précautionneux entre vents et cordes, reste en suspens dans le troisième lorsqu’au détour d’un trait de basson un brin d’humour s’invite dans une conversation policée : il ne commencera à se lever qu’avec les soubresauts de l’Allegro molto final, une fois que les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra seront sortis de leur réserve.
Paradoxe du concert, les bonnes surprises viennent parfois des œuvres qui ne quittent jamais l’affiche des concerts d’une saison à l’autre – ces monuments du répertoire où des années de routine (à la scène comme au disque) ont fini par faire oublier au public ce qui en fait la singularité. Parmi eux, (et peut-être au tout premier chef) l’opus 92 de Beethoven où Philippe Jordan (n’étaient quelques bizarreries de phrasé et quelques accentuations forcées) a enfin libéré un orchestre bridé en première partie de programme. Entendre les cuivres se manifester sans couvrir les autres pupitres étant presque devenu aussi rare que de voir les vents harmoniser leurs interventions, on ne peut que se montrer curieux de voir ce que donneront ces mêmes musiciens dans le prochain volet de cette intégrale beethovénienne. Ce sera au mois de novembre prochain, avec à nouveau un couplage traditionnel : Première et Troisième symphonie.
(Cycle Beethoven de l’Orchestre national de l’Opéra de Paris 1/5 : Symphonie n°2 en ré majeur, Symphonie n°7 en la majeur ; Philippe Jordan, l’Orchestre national de l’Opéra de Paris ; Palais Garnier, le 10/09/14)